dimanche 27 novembre 2011

Boycott ou pas boycott ?

Certains de mes curieux et fidèles lecteurs, enflammés par l'article précédent, se sont tout naturellement interrogés sur le boycott.

Charles Cunningham Boycott c'est lui. Une des rares personnes à avoir ajouté un mot au vocabulaire de son vivant. Mais je doute qu'il ait eu l'occasion de s'en réjouir.

En réalité (je résume), après s'être comporté de manière généralement psycho-rigide et avoir voulu augmenter les loyers de ses fermiers dans l'Irlande misérable de 1880, il fut en butte à une grève générale de ses employés, puis à un refus de le servir de la part de tous les artisans et fournisseurs de la région, jusqu'à faire faillite et devoir quitter le pays (il était Anglais, ce qui n'aidait en rien).
Les détails de cette très intéressante aventure (en anglais) se trouvent ici.
Ironie de l'histoire, Mr Boycott ne fut pas victime d'un boycott au sens moderne du terme, car il n'avait aucun produit à vendre que le bon peuple pût refuser d'acheter, mais plutôt d'un ostracisme.

Si le boycott lui-même ne peut être interdit, car on ne peut interdire à un individu de s'abstenir d'acheter quelque chose, du moins pas encore, quid en revanche de l'appel au boycott ?
Un bref sondage par Google.fr donne des résultats partagés à peu près à parts égales entre "l'appel au boycott est interdit en France, quel scandale !" et "il y a une légende qui dit que l'appel au boycott est interdit en France, pfff, n'importe quoi !"
Or lorsque Google ne donne pas une réponse franche et massive, ça mérite de creuser la question.
Je vous préviens tout de suite, c'est pas clair.

Il faut d'abord distinguer le boycott des produits fabriqués par une entreprise et le boycott des produits exportés par un pays. Si vous appelez à boycotter les produits Duchmol, soit c'est parce que vous considérez que les Duchmol sont des salauds, soit vous vous foutez des Duchmol mais ils produisent en Gagaouzie et vous détestez les Gagaouzes, ou la politique du gouvernement gagaouze. Evidemment c'est pas pareil.

Wait, what ?
Or, il faut bien reconnaître que 90% des appels au boycott qui circulent aujourd'hui concernent les produits exportés par Israël. Je refuse absolument de rentrer dans la polémique à ce sujet, mais c'est ce qui alimente la jurisprudence.

1° L'affaire Willem
Jean-Claude Willem avait été condamné en 2009, alors qu'il était maire de Seclin (Nord), pour avoir appelé au boycott des jus de fruits israéliens dans les cantines de la ville. La Cour d'Appel de Douai, suivie par la Cour de Cassation, avait considéré que les propos tenus par M. Willem manifestaient une volonté discriminatoire et constituaient une entrave à l'exercice normal de l'activité économique de personnes en raison de leur nationalité.

Ces jugements étaient basés sur deux articles.
D'une part, l'article 24, alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881, qui n'est autre que le loi sur la liberté de la presse.
Cet article punit la provocation publique à "la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée", à un an d'emprisonnement et/ou 45 000 euros d'amende.

D'autre part, l'article 225 du Code Pénal* qui condamne aux mêmes peines notamment "l'entrave à l'exercice d'une activité économique" fondée sur des motifs discriminatoires.

Le bon M. Willem, avec une louable persévérance, porta l'affaire devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme, qui confirma la légalité de la procédure. Mais ! La décision de la CEDH du 16 juillet 2009 est abondamment comprise de travers sur internet. En effet, la CEDH considère que la Cour de Cassation a eu raison de condamner M. Willem, mais pas pour appel au boycott.
Elle note que la Cour de Cassation avait reproché au maire d'avoir annoncé son intention de demander aux services municipaux de ne plus acheter des produits israéliens. Or donc, "au-delà de ses opinions politiques, pour lesquelles il n'a pas été poursuivi ni sanctionné, et qui entrent dans le champ de sa liberté d'expression, le requérant a appelé les services municipaux à un acte positif de discrimination, refus explicite et revendiqué d'entretenir des relations commerciales avec des producteurs appartenant à la nation israélienne."
La CEDH considère ainsi que le M. Willem a été condamné sur la seule base du Code Pénal, en raison de sa qualité de décideur public ayant autorité sur le personnel municipal. En d'autres termes, il n'a pas le droit d'interdire aux services de restauration de sa commune d'acheter des produits israéliens, simplement parce que la politique de Sharon ne lui revient pas.
Ce qui relève de la liberté de la presse, et le fait que cette décision ait été annoncée dans La Voix du Nord, n'a rien à voir dans l'affaire.

En d'autres termes, l'article 24  de la loi sur la liberté de la presse, qui se penche sur l'expression d'une discrimination, ne s'occupe pas de discrimination économique, tandis que l'article 225 du Code Pénal, qui condamne l'action d'entrave à l'activité économique, ne s'occupe pas de l'expression d'une opinion.

Conclusion, ces deux articles ne peuvent pas copuler pour enfanter l'interdiction d'appeler au boycott.

Cette interprétation n'a pas échappé aux défenseurs du boycott, qui ont crié victoire, alors que les défenseurs de l'interdiction, notant que la condamnation avait été confirmée, criaient victoire aussi, et tout le monde était content.


Le sceau du Garde des Sceaux
2° La brillante idée du Garde des Sceaux
Mais cette situation généralement satisfaisante ne dura pas longtemps.
Dans une directive du 12 février 2010 adressée par le directeur des affaires criminelles et des grâces aux procureurs généraux près les cours d'appel, le ministère de la justice indique que tout appel au boycott des produits d'un Etat est susceptible de constituer une infraction de "provocation publique à la discrimination" et demande aux procureurs d'assurer "une répression ferme et cohérente" de ces agissements.
D'après ce que nous dit Me Ghislain Poissonnier, magistrat, dans la Gazette du Palais du 28 août 2011**, "près d'une centaine de personnes est actuellement sous le coup d'une procédure judiciaire pour avoir, à des degrés divers, participé à des actions de boycott contre l'Etat d'Israël."

Libération croit savoir que "la paternité de cette brillante initiative revient au procureur général de Paris qui avait, dans son rapport de politique pénale 2009, suggéré que les faits de boycott ou de provocation au boycott peuvent s’analyser, selon les espèces, soit en une provocation à la discrimination, soit en une discrimination ayant pour effet d’entraver l’exercice d’une activité économique".

Diantre. Loin de moi l'idée de mettre en doute les compétences juridiques du directeur des affaires criminelles et des grâces, mais "provocation publique" ? Maintenant que nous en savons beaucoup plus sur le sujet, nous serions enclins à penser que l'appel au boycott est "susceptible" de représenter une entrave discriminatoire à l'activité économique d'une personne morale (ou pas), mais pas un délit d'expression.
L'un de nous n'a rien compris au film...

C'est cette directive qui a provoqué une modeste polémique dans la presse et sur internet, polémique rendue incompréhensible par le fait qu'aucun journaliste ni commentateur n'allait, comme votre servitrice, passer deux jours à étudier la question pour aller au fond des choses.

Mais l'histoire ne s'arrête pas là, comme dans tout bon feuilleton, après ce coup de théâtre, la suite au prochain épisode...

Palais de justice de Paris
3° La riposte du tribunal correctionnel de Paris

Le 6 juillet 2009, une dame poste sur internet la vidéo d'une manifestation organisée deux jours plus tôt par des militants au centre commercial d'Evry pour appeler les clients à ne pas acheter les produits en provenance d'Israël (encore).
Le procureur, fidèle à (et sur ordre de) son ministre, qualifie ces faits de provocation à la discrimination nationale, d'après la loi de 1881 sur la presse.

Par jugement du 28 juillet 2011, tatzan ! le tribunal correctionnel relaxe la prévenue.
Il commence par faire une remarque simple, mais utile : l'article 24 alinéa 8 de la loi de 1881 vise la discrimination contre des personnes ou groupes de personnes physiques, c'est à dire des gens, et pas contre des Etats, ou contre des personnes morales, c'est à dire des entreprises.
Si vous êtes parvenu à lire jusque là, l'extrait suivant du jugement devrait vous paraître clair comme l'eau de roche : "le texte visé ne saurait être invoqué pour interdire, en tant que tel, l'appel à une forme d'objection de conscience, que chacun est libre de manifester ou pas, dépourvu de toute contrainte susceptible d'entraver la liberté des consommateurs, lancé par des organisations non gouvernementales ne disposant d'aucune prérogative de puissance publique, à ne pas acheter des produits en provenance de tel pays déterminé, en guise de protestation morale contre la politique de cet Etat."
Plaf ! Ce juge fait des phrases un peu longues, mais il dit "ou pas", ce qui me le rend sympathique, et il dit fort et clair le contraire de ce que dit le ministère de la justice.

Nul doute que cette décision est vouée à un grand avenir en cour d'appel, en cour de cassation et à la cour européenne des droits de l'homme, pour peu que l'association de la dame prévenue en question soit aussi opiniâtre que M. Willem. La suite au prochain épisode, dans quelques années, à moins que le Garde des Sceaux ne change d'avis un de ces quatre, ce qui n'est pas entièrement improbable...

Mais, me direz-vous peut-être, pourquoi lisai-je tout ce pensum indigeste qui ne m'intéresse en rien, alors que moi je veux boycotter les produits Duchmol, non pas parce qu'ils sont israéliens, mais parce que ce sont des putain d'enfoirés, et j'ai des preuves !

Ah oui ma chère Maud, de ce côté là aussi, c'est un peu compliqué...
Car pendant ce temps, au civil, le tribunal de grande instance de Paris condamne benoîtement l'appel au boycott.
Mme C. n'est pas satisfaite de l'appartement qui lui a été vendu par un promoteur immobilier. Elle crée un site internet spécialement pour dénoncer les manquements de ce promoteur et appeler au boycott de ses autres programmes.
Par jugement du 25 janvier 2010, le tribunal nous explique que "Madame C. pouvait être légitimement irritée par les retards récurrents du programme immobilier dans lequel elle avait investi une somme importante, même s’ils pouvaient s’expliquer par la déconfiture de l’entreprise de gros œuvre. Pour autant, elle n’était pas fondée à appeler au boycott d’un autre programme du promoteur. En le faisant, elle a manifesté une intention de nuire audit promoteur et engagé sa responsabilité civile."
Cependant, le site de Mme C. étant resté en ligne peu de temps et sa fréquentation étant qualifiée de "très modeste", le tribunal considère que le préjudice causé est négligeable, et la condamne à un euro symbolique.

Donc, vous avez le droit d'appeler au boycott, mais vous êtes financièrement responsable du préjudice causé, sauf à pouvoir démontrer que votre appel n'a eu strictement aucun effet. Génial.

En résumé, NON l'appel au boycott n'est pas interdit en France, MAIS ça ne vous empêchera pas d'être condamnés.
Ah vous croyiez vivre dans un Etat de droit ? Zut, je vous ai encore déprimés....


Sources :
*Article 225-1 du Code Pénal
*Article 225-2 du Code Pénal
http://www.liberation.fr/politiques/01012303092-il-est-desormais-interdit-de-boycotter
http://www.pcinpact.com/news/55971-boycott-internet-site-interdit-liberte.htm
**http://www.france-palestine.org/IMG/pdf/gazette_palais_BDS_-_aout_2011.pdf
Arrêt de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, 16 juillet 2009
http://www.legalis.net/?page=jurisprudence-decision&id_article=2865


2 commentaires:

  1. Bon, je suis vraiment ravie d'avoir découvert votre blog : un délice à lire et une mine d'infos! Je crois que je vais passer du temps chez vous...

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