dimanche 12 mai 2013

L'école des guépards

Je suis bien aise d'avoir retrouvé ces jours ci par hasard sur internet le Dr Laurie Marker, une dame que j'avais découverte au siècle dernier sur cet engin obsolète qu'est la télévision, et qui m'avait fascinée (la dame, pas la télévision).

C'est l'histoire d'une petite fille qui aimait les animaux. Son père élevait toutes sortes de chevaux, chats, chiens et lapins dans le jardin de sa maison de Californie. Pourtant, elle n'a même pas fait d'études vétérinaires. Elle a étudié l'oenologie. A 20 ans, en 1972, elle était mariée et installée dans l'Oregon avec l'ambition de créer un vignoble, mais l'argent manquait et elle se mit à travailler dans un parc animalier du nom de Wildlife Safari. Cette année-là, le zoo commençait sa première tentative de reproduction des guépards, qui fut d'ailleurs un succès. Laurie fut conquise par les guépards et ne les quitta plus.

Dans les années 70, les connaissances sur les guépards étaient plutôt anecdotiques. On savait que depuis la nuit des temps ils fascinent les humains : 3000 ans avant JC, les Sumériens gardaient des guépards en captivité comme animaux de compagnie. A la même époque, le guépard était vénéré par les Egyptiens de la Ière dynastie sous les traits de la déesse Mafdet, chargée d'accompagner l'âme du pharaon en sécurité dans l'au-delà.

Les Romains utilisaient les guépards pour chasser, un sport prisé par les princes de tous les pays au cours des siècles. Marco Polo décrit les centaines de guépards possédés par l'empereur de Chine Kublai Khan au XIIIème siècle. L'empereur moghol Akbar, bien connu de ce blog, était un autre grand amateur. Sur les 9000 guépards qu'il collectionna au long des 43 ans de son règne, il n'obtint qu'une seule portée, et aucun des petits ne survécut. A la Renaissance, il était de bon ton chez les nobles italiens et français d'élever des guépards pour chasser. Elever c'est une façon de parler, puisqu'ils ne se reproduisaient pas en captivité. Il fallait donc capturer des animaux sauvages, ce qui entraîna la disparition presque complète du guépard d'Asie. Aujourd'hui il ne subsisterait qu'une centaine de spécimens en Iran.

En 1980, Laurie Marker était responsable du programme de reproduction des guépards au Wildlife Safari, devenu l'un des plus importants des Etats-Unis, lorsqu'elle reçut la visite de David Wildt et Stephen O'Brien, rencontre qui allait considérablement élargir ses horizons.

David Wildt est biologiste au Zoo National de Washington DC. "Lorsque j'ai rencontré Laurie Marker il y a plus de trente ans, tout ce que je savais d'elle c'est qu'elle dormait avec un guépard nommé Khayam couché au pied de son lit. Ca m'avait beaucoup impressionné" dit-il.
Les chercheurs du Zoo National, qui fait partie de l'Institut Smithsonian, avaient ramené d'Afrique du sud des échantillons de sperme et de sang pour étudier la reproduction des guépards. David Wildt observa le sperme au microscope et y découvrit un nombre lamentablement faible de spermatozoïdes  (autour de 10% de ce que l'on trouve chez les autres félins), et qui en plus étaient malformés pour plus de la moitié.

Zoo National de Washington
Les échantillons de sang furent confiés à Stephen O'Brien du NIH, National Institutes of Health, qui avait étudié les variations génétiques chez les chats. Ses résultats furent encore plus préoccupants : il ne trouva aucune variation génétique entre les échantillons. Ils auraient aussi bien pu venir du même animal. Les guépards d'Afrique du sud étaient tous pratiquement des clones.

Les guépards étaient-ils victimes de la consanguinité ? C'est pour vérifier cette hypothèse que O'Brien et Wildt se présentèrent au Wildlife Safari pour prélever des échantillons de peau et les greffer sur d'autres guépards. Ces greffes furent toutes acceptées sans aucun phénomène de rejet, ce qui montrait que le système immunitaire des guépards était exactement identique chez tous les guépards, les rendant extrêmement vulnérables aux épidémies.

Répartition des guépards dans le monde (Wikimedia Commons)
L'état actuel de la recherche sur les restes fossiles et les rares variations génétiques des guépards indique que l'espèce serait apparue en Amérique du nord il y a 8,5 millions d'années, pour se répandre à travers l'Asie, l'Inde, l'Europe et l'Afrique. L'espèce moderne aurait 200.000 ans, mais la dernière glaciation dite de Würm, il y a environ 12.000 ans, aurait décimé les guépards, qui auraient complètement disparu du continent américain. Un nombre relativement faible d'individus aurait survécu, ce qui explique la consanguinité.

En 1988 Laurie Marker, divorcée, s'installa à Washington pour prendre la direction du programme de recherche du National Zoo sur l'étude génétique et la reproduction des guépards, ce qui prouve en passant que le Smithsonian fait confiance aux experts autodidactes. Parallèlement, Laurie Marker faisait depuis 1977 de fréquents voyages en Namibie, pays où subsistent le plus de guépards à l'état sauvage, et étudiait les conflits avec les fermiers éleveurs de bétail qui, peu sensibles à la noblesse naturelle des grands félins, avaient tendance à les descendre pour les empêcher de bouffer leurs chèvres.

En 1990, Laurie Marker était peut-être la seule personne qui ait une vision complète de l'étendue du désastre, et elle se mit à se faire sérieusement du mouron pour l'avenir de ses félins adorés. Mais elle ne trouvait pas grand monde pour partager son angoisse.
Marker raconte dans une interview en 2008 : "Je pensais que si je parlais à suffisamment de gens de la menace pesant sur les guépards, ils allaient s'en occuper. Mais personne ne l'a fait. Les gens disaient toujours : 'quelqu'un devrait faire quelque chose pour les guépards.' Mais je n'ai jamais trouvé qui était ce quelqu'un. Alors j'y suis allée."

Laurie Marker vendit son mobile home en Oregon et ses rares possessions et débarqua à Windhoek, Namibie le 1er avril 1991, munie de 15.000 dollars et de son incroyable ténacité. Une autre longue bataille venait de prendre fin, celle de l'indépendance du Sud-Ouest Africain. Ancienne colonie allemande, puis protectorat de l'Afrique du sud, un territoire de 840.000 km2 pour seulement 2 millions d'habitants, la Namibie avait accédé à l'indépendance le 21 mars 1990.

Dans le nord de la Namibie, les quelque 3.000 guépards qui restent en liberté vivent presque tous sur  le territoire d'immenses ranchs qui appartiennent aux éleveurs. Aux éleveurs blancs of course. Ils considéraient les guépards comme de la vermine et en tuaient en moyenne 600 par an. Marker passa des mois à arpenter la région de Otjiwarongo pour parler avec les fermiers. Elle était accueillie plutôt fraîchement, étant américaine, car les Etats-Unis étaient considérés comme ayant soutenu le mouvement pour l'indépendance, ce qui était loin d'enchanter ces gens. Mais au lieu de venir les voir pour leur faire la leçon et leur dire que c'est pas bien de tuer les grands félins, ce qui ne lui aurait pas rapporté grand chose à part peut-être un coup de fusil, elle se contenta d'écouter ce qu'ils avaient à dire sur la gestion de leurs exploitations et leurs méthodes de protection des troupeaux. Marker prenait des notes et expliquait certaines choses. Par exemple, les guépards ne s'attaquent pas aux animaux adultes qui sont trop gros. Il suffit donc de protéger les jeunes. Aussi, les guépards préfèrent manger des animaux sauvages. Si les éleveurs laissaient cohabiter leur bétail avec les antilopes, au lieu de les chasser, les félins seraient moins tentés par les veaux. En gros, elle présentait un éco-système viable qui inclue l'élevage et qui soit profitable pour les animaux sauvages comme pour le business.

C'est ainsi qu'un beau matin elle se présenta chez Harry Schneider-Waterberg, sympathique jeune homme qui venait d'hériter de la propriété familiale de 42.000 hectares (oui c'est immense et non, je ne vais pas vous le convertir en stades de football). Harry Schneider-Waterberg fut convaincu par les arguments de Marker que l'on pouvait réduire les pertes provoquées par les prédateurs sans les tuer. "Elle présentait des informations dont je pouvais me servir, sans jamais accuser" se souvient Schneider. Il est aujourd'hui président de la Waterberg Conservancy, une association de douze propriétaires qui a dédié un territoire de plus de 150.000 hectares à la préservation de l'éco-système.

Waterberg Farm

En campant dans des fermes prêtées par les propriétaires du coin, Laurie Marker persuada la plupart des fermiers de capturer les guépards plutôt que de les tuer, et s'occupa de les recueillir, de les marquer avant de les relâcher, et d'élever les petits orphelins. Enfin, en 1994, un don d'un bienfaiteur américain anonyme et quelques subventions lui permirent d'acheter à son tour 40.000 hectares de savane pour fonder le Cheetah Conservation Fund. (Je rappelle à nouveau ici que cheetah est un mot qui vient de l'hindi et signifie guépard en anglais, et non chimpanzé, contrairement à ce que pourraient croire les admirateurs de Tarzan.) A partir de là, she was in business, et sa petite entreprise a prospéré.

Aujourd'hui le CCF a réintroduit dans la nature plus d'un millier de guépards, qui sont équipés de radio-émetteurs pour suivre et étudier leurs déplacements. En plus de prendre soin des guépards élevés en captivité qui ne peuvent pas être remis en liberté, le CCF a des laboratoires de recherche, un centre de documentation et de formation, des programmes éducatifs dans les écoles de Namibie et reçoit des dizaines d'étudiants et de volontaires du monde entier. Il a mis en place un élevage de chiens de berger d'Anatolie qui sont offerts aux éleveurs pour protéger leurs troupeaux. Un éco-label qui s'appelle Cheetah Country Beef est proposé aux producteurs de viande namibiens qui exportent vers l'Union Européenne. Vous pouvez donc manger de l'entrecôte guépard-friendly !

Le CCF a développé un autre programme au Kenya et coopère aux programmes de protection de l'Iran et de l'Algérie. Il gère aussi le répertoire mondial des guépards en captivité, fondé et présidé par Laurie Marker. Le CCF est ouvert au public tous les jours, et a récemment ouvert un lodge pour accueillir les touristes. La Waterberg Guest Farm de Harry Schneider reçoit aussi les touristes.

C'est au CCF que l'on peut voir l'entraînement des guépards à la course, spectacle qui m'avait médusée jadis. En effet ces aimables félins sont réputés pour être les coureurs les plus rapides du monde, avec des pointes à 130 km/h. Mais Laurie Marker a découvert que la course n'est pas chez eux entièrement instinctive, et que, logés et nourris par les humains, ils se convertiraient volontiers en couch potatoes comme votre chat Minou. Donc tous les matins c'est entraînement : on fait courir les jeunes guépards derrière un leurre attaché au bout d'une ficelle, comme de vulgaires lévriers de course. J'ai trouvé une vidéo mais je ne sais pas si elle est visible de partout.



Les adultes, eux, courent carrément derrière un morceau de barbaque traîné derrière une voiture.

Les guépards sont des sprinteurs. Ils courent vite, mais sur de petites distances, pas plus de 500 mètres. C'est un souci car une fois qu'ils ont attrapé leur proie, ils sont épuisés et les lions, les panthères ou même les hyènes peuvent en profiter pour la leur piquer, pendant qu'ils sont littéralement sur le flanc.

Décidément les guépards n'ont pas de bol. Leur seule chance, c'est que leur fourrure est douce au toucher "comme du gazon synthétique" paraît-il, et donc ils n'ont jamais été chassés pour faire des manteaux avec leurs peaux, contrairement aux léopards.

Le nom savant du guépard est Acinonyx jubatus, du grec Acinonyx qui signifie "dont les griffes ne bougent pas", en effet c'est le seul félin dont les griffes ne sont pas rétractiles, il en a besoin pour ne pas déraper et partir dans le décor dans les tournants à grande vitesse, et jubatus qui signifie "à crête" à cause des épis qu'il a sur l'échine, visibles surtout chez les petits.

C'est le CCF de Laurie Marker qui a produit à peu près tout ce que l'on sait sur le comportement des guépards. Par exemple, les femelles sont solitaires, et ce sont elles qui choisissent un mâle pour se reproduire. Ainsi lorsque dans les zoos on présentait plusieurs femelles à un mâle, selon la méthode sexiste traditionnelle, tout le monde flippait et il ne se passait rien.

Les mâles vivent en groupes de frères que l'on appelle coalitions. Ils parcourent des centaines de kilomètres et ils ont donc besoin pour survivre en liberté de très vastes territoires. La Namibie est un des pays les moins peuplés du monde, mais même comme ça il est difficile d'imaginer que des étendues de savane suffisantes puissent être conservées très longtemps.

Laurie Marker a été désignée comme l'un des héros de la planète par le Time Magazine en 2000 ; en 2002, elle est devenue Dr Laurie Marker en recevant un doctorat de l'université d'Oxford pour sa thèse sur la biologie, l'écologie et les stratégies de conservation des guépards.

Grâce à elle, les guépards ont reçu un gros coup de main, mais ils sont loin d'être sortis d'affaire.
Engagée dans une impasse génétique, l'espèce pourrait être totalement éteinte d'ici trente ans. Nous sommes peut-être la dernière génération à pouvoir admirer ces animaux. Réunir ses économies, prendre un avion pour Windhoek et aller voir Laurie faire courir ses petits chéris. C'est ce que je vais faire, un de ces jours.



Sources : 

La chasse au guépard et au lynx en Syrie et en Irak au Moyen Âge. Institut Français du Proche Orient, 7 février 2012
http://www.cheetah.org/?nd=home
http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,996741,00.html
http://www.smithsonianmag.com/science-nature/rare-breed.html
http://news.mongabay.com/2010/0726--mszotek_laurie_marker.html
http://internationalsciencenews.wordpress.com/2012/09/11/dr-laurie-marker-the-cheetah-hero/

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